mardi 18 juin 2013

LE CERVEAU ET SES AUTOMATISMES

pouvoir de l'inconscient

« Je pense donc je suis », disait Descartes. Loin de vouloir mettre à mal la théorie cartésienne, force est de constater que la majorité de nos actions sont inconscientes. Ou plutôt « non conscientes », tient à préciser Marc Jeannerod, directeur de l'Institut des sciences cognitives 1. « Lorsqu'on freine devant un obstacle en voiture, heureusement qu'il ne s'agit pas d'une action consciente, insiste le chercheur. Le temps de prendre la décision consciemment, et on l'aurait heurté ! » Car oui, être conscient, cela prend du temps ! Du coup, l'inconscient revêt une importance dans nos comportements que l'on ne soupçonnait pas. Bien plus qu'un simple appui à la conscience, il aurait une part prépondérante dans tous les processus cognitifs : 90 % de nos opérations mentales seraient inconscientes !
Mais pour énoncer de tels propos, encore faut-il en apporter la preuve. Or, traquer l'inconscient, identifier ses bases cérébrales, concevoir des expériences qui mettent en évidence son importance n'est pas chose aisée. C'est en effet souvent au niveau du protocole que le bât blesse dans les expérimentations sur la conscience et l'inconscient, et les chercheurs du CNRS en font tous les jours le constat. « La seule chose que l'on puisse demander à une personne, c'est une tâche consciente, souligne à propos Franck Ramus, chercheur au Laboratoire des sciences cognitives et psycholinguistique (LSCP) 2. Nous ne pouvons pas lui demander de faire quelque chose inconsciemment. Il nous revient donc d'inventer des méthodologies dont les résultats ne peuvent être interprétés que par la mise en jeu de processus non conscients. » L'effet d'amorçage (voir Article « Freud est-il soluble dans les neuroscience »s / « L'inconscient cognitif ») peut être l'un d'eux, et c'est sur ce phénomène que s'appuient nos chercheurs pour en découdre avec la perception inconsciente. Application : l'expérimentateur projette sur un écran une liste de signes graphiques (des mots, des chiffres…) et demande à un sujet d'en choisir un, au hasard. Pour peu que l'image d'un de ces mots ou d'un de ces chiffres ait été préalablement diffusée pendant un laps de temps trop court pour qu'elle soit captée consciemment, le « cobaye » choisira de préférence le mot ou le chiffre correspondant à cette image subliminale. Stanislas Dehaene, directeur de l'unité Inserm « Neuroimagerie cognitive », a ainsi mis en évidence que l'on peut comprendre le sens d'un mot écrit sans même avoir eu conscience de le voir. Sur un écran d'ordinateur, plusieurs informations s'affichent successivement : une série de lettres aléatoire (SJODK, par exemple) ; un premier nombre (écrit en toutes lettres) affiché très brièvement – 43 millièmes de seconde – donc non perçu consciemment ; une autre série de lettres aléatoires, puis un second nombre, affiché plus longuement que le premier, perceptible donc. Les volontaires doivent indiquer si ce deuxième nombre est inférieur ou supérieur à cinq. « Lorsque le premier et le deuxième nombre sont tous deux supérieurs ou inférieurs à cinq, la réponse est plus rapide », explique Lionel Naccache, neurobiologiste cognitif dans l'unité de Stanislas Dehaene. Preuve que les volontaires perçoivent bien la valeur du premier chiffre, appelé amorce. « Ce résultat confirme l'idée que les traitements inconscients peuvent être de haut niveau cognitif. » Mais les chercheurs sont allés plus loin. En effet, lors de cette expérience, les sujets répondent en appuyant sur les touches d'un clavier. Les chercheurs en ont profité pour enregistrer en parallèle l'activité électrique et les variations de débit sanguin dans le cerveau. « Quand le chiffre “caché” s'affiche, nous nous sommes aperçus que la zone corticale motrice de la main qu'ils auraient utilisée s'ils avaient dû indiquer la position de ce chiffre par rapport à cinq était activée », explique le chercheur. La perception subliminale d'un mot peut donc avoir une influence sur l'activité motrice en plus de son traitement sémantique.
Dans la même lignée, Kimihiro Nakamura, chercheur japonais qui a effectué son stage postdoctoral au LSCP, a mis en évidence que l'amorçage subliminal s'affranchit de l'alphabet utilisé. Pour cela, il a utilisé une des particularités de la langue japonaise : l'existence de deux systèmes d'écriture différents. Le chercheur a présenté un mot-amorce, de façon subliminale, dans un des deux systèmes d'écriture, puis le même mot (même sens) dans l'autre système. Quel que soit le système d'écriture présenté en premier, les volontaires lisent toujours plus rapidement le deuxième mot. Preuve que le sens du mot « invisible » a bien été perçu et traité.
Dans le même laboratoire, Sid Kouider a, lui, montré que l'amorçage auditif subliminal existait également. Le principe général de l'expérience était toujours le même : présenter un mot de manière cachée et observer son influence sur une tâche ultérieure. Mais comment « cacher » un mot parlé ? « Nous avons enregistré un mot, puis l'avons compressé à un tiers de sa durée et incorporé dans un flux de bruits, pour qu'il devienne imperceptible consciemment », explique le jeune chercheur. Et de poursuivre sur ses résultats publiés récemment 3 : « Nous avons fait écouter à des volontaires ce mot “caché”, suivi d'autres sons. Les participants devaient choisir si ces derniers étaient des mots ou pas. Et l'expérience a montré qu'ils décident plus vite que le deuxième son qu'ils entendent est un mot, si le son “caché” est le même mot. Par contre, si les deux sons sont identiques et s'ils ne sont pas des mots, il n'y a pas d'amorçage. Cela prouve qu'un processus lexical, et pas seulement acoustique, se met en place à un stade précoce et inconscient de la perception du langage. » Le chercheur continue à étudier ce processus, à l'aide de l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). Il espère localiser ainsi les bases cérébrales du traitement inconscient de la parole.
 
L'inconscient dans l'apprentissage
Un autre exemple de traitement inconscient est celui effectué par les bébés pour apprendre le langage : comment le perçoivent-ils ? Comment arrivent-ils à différencier des langues ? C'est sur ces questions que s'est penché Franck Ramus. « Mes travaux ont mis en évidence une sensibilité très précoce des nouveau-nés au rythme du langage. » La façon dont sont accentués les mots génère de fait un rythme, propre à une langue. Les différentes langues sont ainsi classées en trois grands types : accentuelles (langues slaves, allemand, anglais…), syllabiques (langues latines, français…) et moraïques (unité plus petite que la syllabe, comme dans le japonais). Des nouveau-nés de quelques jours sont capables de distinguer deux langues, si et seulement si leur rythme diffère. L'expérience menée par le chercheur consistait à mesurer les différences de succion d'une tétine alors que les nourrissons écoutaient des phrases de japonais (moraïque) ou de néerlandais (accentuelle) « retravaillées » : seules subsistaient en fait les variations de rythme de ces deux langues, les autres différences ayant été supprimées. Lors du passage d'une langue à l'autre, les chercheurs ont mesuré une augmentation de la fréquence de succion, signe que les nouveau-nés avaient repéré un changement. « Toute l'acquisition du langage est un processus inconscient, insiste Franck Ramus. La capacité à repérer des unités dans la parole, à prêter attention à ses propres représentations mentales de la parole, ce qu'on appelle la conscience phonologique, émerge seulement vers les quatre à cinq ans. »
Repérer des unités dans le langage, c'est bien. Mais comment apprend-on réellement ? L'inconscient joue-t-il un rôle important dans l'apprentissage ? « L'apprentissage implicite, explique Pierre Perruchet du Laboratoire d'étude de l'apprentissage et du développement (LEAD) de Dijon 4, peut se définir comme une situation où l'on apprend sans en avoir l'intention et où l'on est incapable d'expliquer clairement ce qu'on a appris. » Le psychologue s'intéresse au processus qui permet de repérer des règles grammaticales et syntaxiques dans une langue et d'en distinguer les mots. En temps normal, aucune pause dans l'élocution ne permet de scinder le langage en unités. « Si on regarde un tracé d'enregistrement, les seules pauses visibles se trouvent devant les consonnes plosives comme k, b ou p, poursuit le chercheur. C'est pourquoi pour notre expérience, nous créons de toutes pièces un langage artificiel. Et on le fait écouter à des volontaires en leur disant explicitement de ne pas chercher à comprendre, mais d'écouter l'extrait comme un morceau de musique. » Le texte est lu sans pause, sans intonation, les syllabes ont toutes la même longueur : aucun élément de prosodie ne permet de repérer des unités. « À la fin du test, les étudiants ont cependant perçu des mots et sont capables de retrouver le lexique de ce langage artificiel. » L'hypothèse de Pierre Perruchet pour expliquer cette capacité ? « Nous exploitons les régularités statistiques présentes dans le langage : les syllabes souvent associées ont toutes les chances d'appartenir à un même mot. » Comment ? « Nous ne le savons pas encore exactement, mais nous sommes convaincus que ce genre d'apprentissage implicite est relativement indépendant des capacités intellectuelles des sujets », conclut-il.

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